Critique de «Rose Ressac», par Marilyse Leroux

Rose Ressac, de Charles Madézo
par Marilyse Leroux
parue dans la revue Texture

L’auteur nous propose ici, en 47 proses poétiques, l’épopée onirique d’un homme qui, ayant décidé «de rompre tout contact avec le monde», vit en retrait sur un banc public face à la mer, «bien calé entre les tamaris à l’angle nord-est de la plage», une façon pour lui d’inventer sa vie et de «se préparer à la mort» qu’il acceptera «sans panache ni jérémiades». Il lui suffit, pour fuir la tentation régressive du noir, d’appuyer sur «un jeu de leviers qui lui permettent de maîtriser l’enchaînement des événements» Avec lui, entre fantasmes et fantômes, visions et délires hallucinatoires, ruses et constructions mentales, «l’éternité tient dans une heure». L’attente apprend «à posséder le temps».

À l’instar du héros sumérien Gilgamesh, cet homme, grand séducteur qui ne souhaite pas perdre son élan vital, s’est lancé de son «désert avide» dans une quête d’amour où son désir se mêle intimement au paysage marin, très érotisé (cf. l’anagramme du titre), et aux silhouettes féminines qu’il voit passer sous ses yeux. La tentation est partout car l’amour s’incarne ici ou là, dans telle ou telle femme. Louise, par exemple, «si proche et pourtant si lointaine», à qui le héros s’agrippe «pour ne pas sombrer tout à fait». Femme réelle, femme rêvée, synthèse de toutes les femmes, elle parcourt le récit du début à la fin en rencontrant quelques rivales. Il est en effet sur le front de mer des Shamat modernes très tentantes dans leur «harnachement hip» et leurs «Nike roses» de joggeuse… Les effleurer du coude serait déjà une expérience érotique à tenter, et plus si «extension de la zone de contact».

Rêve et réalité se mêlent ici tout naturellement dans «un rose naïf et tendre qui repeindrait aux tons pastels la nuit des épaves», il suffit de «passer à travers la surface du miroir» et tout devient possible. Le songe peut se déployer à sa guise dans un monde mouvant aux frontières incertaines, une sorte d’«énigme fragmentée», règnes et identités s’interpénétrant, s’inversant sans cesse au gré des jeux marins, tant est puissant «l’accord millénaire entre l’homme et l’eau».

Outre les nombreux échos à l’épopée de Gilgamesh, le lecteur s’amusera à démêler une symbolique variée : le deux qui «n’est pas un nombre, car il est l’angoisse et son ombre» ; l’Autre, «cette ombre d’un moi si flottant» ; le double intérieur ; le meurtre de l’Autre en soi ; la croix copte et autres talismans… De nombreuses références littéraires, bibliques, mythologiques, historiques, picturales, musicales, cinématographiques nourrissent l’aspect fortement mythique et psychanalytique du récit. Que le lecteur ne s’attende donc pas à un voyage linéaire aux balises bien définies mais au contraire à une navigation riche et complexe entre «deux faces confuses de la réalité». Tout comme le personnage, il devra «rassembler ses repères, ses lignes de fuite, ses angles droits» et se laisser emporter par une prose poétique fluide, sensuelle, charnelle qui ouvre à d’autres mondes en soi, hors de soi, dans une sorte de vertige où les mots, véritables formules magiques, révèlent un fort pouvoir d’incantation. Les «contrées intemporelles», les «mirages», les «sortilèges» font partie de ce monde, le paysage nous les donne à lire car «nous les créons», « ils n’existent pas sans nous». À chacun, au final, de tout remettre «dans le bon ordre».

Gilgamesh, le roi surpuissant qui ne voulait pas mourir, finit grâce à son Autre par prendre conscience de sa finitude. Du fond de son acédie, il remontera à la vie et, devenu juste et sage, découvrira la belle aventure d’aimer. Existe-t-il au bout du voyage une herbe miraculeuse plus capable de régénérer la vie que l’amour, la «ferveur amoureuse» sous toutes ses formes ?

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