Le dernier opuscule de Charles Madézo : Rose Ressac
Albert Le Dorze*
Vous lisez d’une traite. Vous levez le nez et vous demandez pourquoi vous oscillez entre agacement et fascination. Vous laissez reposer l’ouvrage, comme les bouillons de culture, pendant une bonne semaine. Il s’agit d’un ovni littéraire que Madézo a intitulé Récit. Ce n’est pas du roman, ce n’est pas un poème. Mais il y a bien là une écriture singulière, un style. Autrefois, antan, il fallait raconter une histoire, avec un début, une intrigue et une fin. Cette nécessité s’est évaporée. Il y a mieux à faire que de se laisser aller aux facilités de la narration, c’est le mot qui compte, les images, les assonances… Il faut construire, bâtir. Il existe des poésies en prose, des écritures qui se veulent poétiques, mais ici ?
Omniprésence de la mer que des apprentis psy déclinent en maléfices et sortilèges maternels. C’est pas faux, il y a de cela. Il est aussi question du double du héros. Vieux mythe littéraire et expérience commune : qui de nous n’a pas dialogué avec son double ou tenté de le trucider ? Il se pourrait même que les individus qui nous entourent ne soient que des images grimaçantes de nous-mêmes. Il n’y a pas de fou dans le récit de Madézo, mais il y règne une inquiétante étrangeté. Il y a du sexe, de l’érotisme, des désirs érotiques, des tentatives pour les contraindre. Obsession du corps de la femme, toujours associé, bien sûr, à des métaphores maritimes. Angoisse et curiosité.
Métissage entre la littérature et les mathématiques ? L’Oulipo, certes, mais ici c’est à Mallarmé que vous pourriez penser. Mais encore ! À qui, à quoi ? Il s’agirait de faire rendre gorge à la sensation, à l’affect, à l’émotion, à des trucs dits féminins afin de les rendre traductibles, sinon en formules algébriques, du moins en figures rhétoriques qui les fixent, tel un papillon épinglé, sur le papier : on peut comprendre désormais.
La semaine passée, vous avez donc relu, et d’un coup, un mot, un nom vous frappe la cervelle : Luis de Gongóra y Argote, le cultisme ! Il y a sûrement un Italien qui ferait l’affaire ou un Grec, en tout cas c’est du Sud qu’il s’agit. L’auteur nous y invite, qui convoque Garcia Lorca, grand admirateur de Gongóra. Mais que dire du cultisme ? Louis Gaudran, spécialiste de la question : « Double aspiration : ascétique d’abord avec la recherche d’une langue extrêmement concentrée, s’exprimant par demi-mots et suggestions rapides, poussant au plus haut point le caractère ésotérique de toute véritable poésie ; aristocratique d’autre part, par l’immense érudition qu’elle met en œuvre […] ses néologismes audacieux, ses inversions forcées, ses métaphores hyperboliques (d’où le risque de pédantisme), son effort constant vers l’extrême subtilité (d’où le risque d’affectation). »
Charles Madézo se tient sur cette ligne de crête, sur le fil du rasoir.
Ceci n’est possible que dans une période où la culture se veut détachée de son environnement. Le langage, seul compte le langage ! Charles Madézo cultive la nostalgie de ce temps où nous avions le droit d’être dépouillé, ou purement décoratif, ou bizarre. Peut-être que nous aspirions au droit d’être sans sentiment, sans idée, sans idéologie ? Lire Madézo et méditer.
(1) Madézo C., Rose Ressac, Questembert : Stéphane Batigne ; 2017.
(2) Gaudran L. « Gongóra y Argote. » Le nouveau dictionnaire des auteurs. Sous la direction de Laffont et Bompiani. Paris : Robert Laffont ; 1994, Tome II, p 1274.
* Albert Le Dorze, psychiatre et psychanalyste à Lorient, auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont La Chair et le signifiant, Inconscients et algorithmes, De l’héritage psychique.
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